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Douce Trinité

Entretien par Alex Dutilh. Photographie par Yann Rabanier.

Arts

Douce Trinité

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Douce Trinité

Dans le jardin secret des standards jazz.

Douce Trinité

Mai, mai, Palmer mai… pour paraphraser ce grand amoureux du jazz qu’était Claude Nougaro. C’est sur la crête du printemps, pour la seconde année consécutive, qu’un trio inédit vient s’installer dans un salon du Château transformé en studio d’enregistrement. Deux finlandais et un danois. C’est le pianiste Iiro Rantala, 88 touches d’humour, le classicisme en bandoulière, qui a les clés de la séance. À son côté, sa compatriote, la contrebassiste Kaisa Mäensivu, très en vue à New York où elle s’est installée, un son boisé à souhait. Et sur un petit nuage, car il est collectionneur de grands crus dans sa cave de Copenhague, le batteur Morten Lund, distillateur de swing, qui avait le tournis sur le chemin en voyant se succéder à droite et à gauche de la route les étiquettes familières.

Dans la pièce attenante au salon occupé par les musiciens, la console de l’ingénieur du son, Arnaud Houpert, installée la veille, comme un jouet déposé par le Père Noël avec piles fournies. Derrière lui, oreilles à l’affût et conseils avisés, le producteur, Andreas Brandis, patron du label ACT, avec qui Château Palmer a noué un partenariat de créativité partagée. Pas une ombre de stress au moment de commencer. Signe prémonitoire du naturel avec lequel les trois journées d’enregistrement vont se dérouler, la première prise de There Will Never Be Another You, qui ouvre la séance, sera retenue pour conclure le disque.

CHÂTEAU PALMER : Pourquoi avoir choisi un répertoire de standards plutôt que de compositions originales ?

Iiro Rantala
 : J’y pense depuis des années. J'avais le sentiment qu'à un moment donné de ma vie, je devais rendre hommage à ce répertoire qui est aux fondements du jazz. Un peu comme un musicien classique devant se confronter, un jour, aux toccatas de Bach ou aux sonates de Mozart et Beethoven. Cela dit, pour les pianistes de jazz, il est préférable de ne pas commencer par là. Il y a le poids de ceux qui vous ont précédé : Bill Evans, Oscar Peterson, Keith Jarrett... Mais je voulais aborder les standards sans les arranger ni les déranger, sans changer de grille harmonique ou transformer une valse en 5/4. Je les voulais aussi dépouillés que possible, les aborder de la manière la plus pure.

CHÂTEAU PALMER : Pensez-vous que le format du trio soit idéal pour aborder ces standards ?

Iiro Rantala
: Il l'est pour les pianistes, bien sûr. Mais c'est aussi prendre un grand risque. Il vous faut enregistrer après tous les grandes versions qui ont fait l’histoire du jazz. Je dirais qu’il faut avoir un zeste d’arrogance et une sacrée confiance en soi pour se lancer à son tour. Oscar Peterson a eu son temps, Art Tatum a eu le sien. Et aujourd’hui, c'est mon heure. Je suis heureux d'avoir repoussé l'échéance jusqu’ici, car je sens enfin que tout se met en place très naturellement. Il y a dix ans, je partais au casse-pipe. Mais maintenant, je me sens prêt.

« Je devais rendre hommage à ce répertoire qui est aux fondements du jazz »
Iiro Rantala

CHÂTEAU PALMER : Dans le cadre d’un trio, l’alchimie entre batterie et contrebasse est primordiale…

Iiro Rantala
: J'avais besoin de deux musiciens parfaits. Je connais le batteur Morten Lund depuis que j'ai rejoint la famille ACT. Je l'avais engagé pour mon second album sur le label, My History of Jazz, avec Adam Baldych et Lars Danielsson, en 2012. Depuis, je sais que Morten est le meilleur en Europe pour jouer au côté d’une walking bass. Tout simplement parce qu'il s'est nourri de la longue tradition du jazz à Copenhague. Il a travaillé avec des gens qui ont accompagné Dexter Gordon, Stan Getz ou Ben Webster, avec Ed Thigpen, avec Niels-Henning Ørsted Pedersen, un peu tout le monde… Il est l’héritier de cette histoire.

De son côté, la contrebassiste Kaisa Mäensivu est une valeur montante en Finlande. Il y a deux ans, à l'époque du Covid, j'ai joué avec elle lors d'une jam session à Helsinki. Je l’ai trouvée excellente, mais je sais aussi qu'elle est très sollicitée. Elle vit à New York où elle a son propre groupe, s’investit dans plusieurs autres. Nous avons fait d'autres concerts en Finlande, notamment quand nous avons joué au Mäntyniemi, la résidence présidentielle d’Helsinki, pour célébrer l’indépendance du pays.

Morten, Kaisa et moi n'avions jamais joué ensemble avant notre venue à Château Palmer. Et de mon côté, je n'avais jamais enregistré un album en trio de cette manière. Habituellement, il y a d’abord des répétitions, puis quelques concerts pour se tester. Pas cette fois. Andreas tenait à ce qu’on enregistre sur le vif, au printemps. La tournée viendra plus tard !

CHÂTEAU PALMER : Justement, quel sentiment prédomine avant de jouer ensemble tous les trois pour la première fois ?

Kaisa Mäensivu
: Je dois dire que j'étais surtout excitée. C’est souvent le cas quand on joue avec quelqu'un de nouveau. Autour de moi, il y a plein de bons musiciens qui montent de nouveaux projets, donc j'y suis plutôt habituée. Mais là j'étais impatiente parce que j'avais eu de très bons échos sur Morten. Je savais qu'Iiro et lui avaient déjà beaucoup joué ensemble, et que  ça allait être plus facile pour moi de m’intégrer.

Morten Lund
: Il y a eu une confiance immédiate. En tant que section rythmique, nous sommes habitués à nous adapter à de nouvelles situations. Sur la basse et la batterie, c’est une compétence essentielle. Et le fait que nous soyons de générations différentes n'a pas d'importance ici, car cette musique n'a pas d'âge. Tant qu'on aborde une nouvelle collaboration avec confiance et sens de l’écoute, ça se passe bien. Dès que Kaisa a pris la contrebasse, je me suis senti à l’aise.

CHÂTEAU PALMER : Vous avez enregistré tous les trois dans une seule et même pièce. Quel impact sur la musique ?

Iiro Rantala
: Total fun ! Vous savez, je m'adapte assez rapidement. Le piano change toujours d’un studio à l’autre. Au début, j'ai eu l'impression que le son du casque était différent de celui auquel j'étais habitué ailleurs. Mais au bout de dix minutes, je me suis dit que j’allais faire avec. Je ne réfléchis pas trop. Certaines personnes disent « Oh, tu peux ajuster ça ? Tu peux mettre plus de ceci ou plus de cela ? ». Ce n’est pas dans ma nature.

Kaisa Mäensivu
: Pour la basse, enregistrer à côté du batteur n’est pas simple. D’ordinaire nous sommes installés dans des cabines séparées pour avoir un son clair. Mais ce qui était sympa ici, c’est qu'on pouvait se voir tous les trois et ainsi mieux communiquer. On dit souvent que le premier instrument du musicien est l'oreille, mais là, c'était aussi l'œil. C'était génial, car on n'a pas répété du tout, ce qui a rendu le contexte très amusant. On était vraiment à l'écoute, dans l'instant présent. Du coup, se voir était très important.

« On dit que le premier instrument est l’oreille. Là, c'était aussi l'œil »
Kaisa Mäensivu

CHÂTEAU PALMER : Morten, cette situation a-t-elle influencé votre jeu ?

Morten Lund
: Absolument. Jouer ainsi est un défi. L'idéal serait de jouer sans casque, mais il y avait des demi-paravents transparents autour de moi et de Kaisa, donc une situation intermédiaire. En fait, je portais un casque, mais je n’utilisais qu’une des oreillettes pour bien entendre la basse. Pour ça, j'avais besoin du casque. Mais pour tout le reste, je pouvais me fier à l'acoustique de la pièce. J'essaie toujours de jouer avec la dynamique qui convient au lieu et à la situation.

CHÂTEAU PALMER : La pièce bénéficiait de la lumière du jour avec des fenêtres donnant sur le parc du château. Cela a-t-il eu une influence ?

Iiro Rantala
: Oh oui ! Je regardais souvent le parc et levais les yeux vers le ciel. C'est très inhabituel d'avoir la lumière du jour en studio. Cela m'a vraiment inspiré. Parce qu'à chaque fois que vous regardez le ciel, il vient à vous. Cela me renvoyait à une certaine forme d’intériorité.

CHÂTEAU PALMER : Quels ont été vos critères pour choisir les standards ?

Iiro Rantala
: Principalement deux critères : une bonne mélodie, et des morceaux que les gens reconnaissent immédiatement. Je ne voulais pas de titres d'un compositeur inconnu de la fin des années 60. La plupart des airs retenus viennent des années 30, 40 ou 50, les vieux standards. Ce sont des morceaux que j'ai étudiés à l'école de jazz, même si je n'y suis pas resté longtemps. Ce sont les standards de base, le bagage minimum à connaître quand on participe à une jam session. Aujourd'hui, je trouve dommage de voir beaucoup de jeunes musiciens avec un iPad devant les yeux durant les jams. Vous leur dites Autumn Leaves et ils ont besoin de chercher dans leur tablette…

CHÂTEAU PALMER : Avez-vous choisi Days of Wine and Roses, parce que vous étiez à Palmer ?

Iiro Rantala :
Pas du tout, c’est juste un heureux hasard de calendrier. La semaine précédant l'enregistrement, c’était la Fête des Mères. Ça tombait un dimanche et j'ai reçu des amis à la maison. Je donne régulièrement des concerts de standards le dimanche chez moi, à Helsinki. J’habite une maison d'artiste avec une petite salle de concert au sous-sol. Kaisa est venue avec sa contrebasse. Ce jour-là, elle m'a annoncé qu'elle attendait un enfant... Alors, je me suis demandé quoi jouer pour les mères et les futures mères. Days of Wine and Roses évidemment ! Je l'ai donc joué pour la première fois et ça a très bien fonctionné.

Je n'étais pas sûr qu'Andreas allait approuver le choix de Days of Wine and Roses et Girl from Ipanema, parce qu'ils font partie du côté « entertainment » des standards de jazz. Ce ne sont pas des standards « sérieux » comme Stella by Starlight ou All the Things You Are. Mais c'était dans la liste que j’avais préparée et il a voulu entendre ce que ça donnait. Heureusement, ça lui a plu.

CHÂTEAU PALMER : Alors que la séance semblait achevée, vous avez souhaité enregistrer un dernier morceau en solo, In a Sentimental Mood. Une envie de dernière minute ou y aviez-vous réfléchi ?

Iiro Rantala :
C'est arrivé à la dernière minute. C'est l'une des plus belles mélodies de toute l’histoire du jazz. J'y ai mis beaucoup de moi-même. En fait, quand il y a une bonne mélodie, je suis toujours enthousiaste. Tous les instrumentistes envient les chanteurs parce qu'ils ont un contact direct avec le public. Quand un chanteur, homme ou femme, chante « I Love You », c'est un contact direct. Il y a les paroles, les expressions du visage et, bien sûr, la mélodie. C'est pourquoi je tiens à ce que la mélodie soit limpide pour que les gens la reconnaissent. Je ne veux surtout pas la dissimuler.

« On rencontre parfois les bonnes personnes au bon moment »
Morten Lund

CHÂTEAU PALMER : Êtes-vous comme Lester Young, qui pensait aux paroles des standards en même temps qu'il improvisait ?

Iiro Rantala :
Je connais les paroles de presque toutes les strophes et cela fait une différence. “A country dance was being held in a garden. I felt a bump and heard an, ‘Oh, beg your pardon’”... La première ligne de Polka Dots and Moonbeams. C'est fantastique, le début d'une grande histoire. La plupart des standards sont des chansons d'amour. Elles ont leur raison d'être dans la comédie musicale ou dans le film hollywoodien dont elles sont issues. Mais elles ont aussi un sens universel. C’est pourquoi elles sont devenues des standards.

CHÂTEAU PALMER : Morten, vous m’avez confié qu'Alex Riel était votre maître de batterie. Mais qui vous a fait découvrir le monde du vin ?

Morten Lund :
Un pianiste suédois, Lars Jansson, originaire de Göteborg. Un excellent pianiste, compositeur et ami proche. Il était professeur au Conservatoire où j'étudiais dans les années 90. Puis on a commencé à jouer ensemble, on a enregistré et on est devenus amis. Nous jouions souvent dans un célèbre club de jazz d'Aarhus, la deuxième ville du Danemark. Juste à côté, il y avait un caviste, un grand passionné de musique lui aussi. Il venait aux concerts, on a fait connaissance et il nous a proposé de passer à sa boutique après le concert, pour une dégustation. Nous y sommes allés de plus en plus souvent, et il nous enseignait le vin, les cépages, les régions… C'est comme ça que mon intérêt pour le vin a vraiment commencé. On rencontre parfois les bonnes personnes au bon moment.

Photographie par Yann Rabanier

TRINITY a été enregistré par Iiro Rantala, Kaisa Mäensivu et Morten Lund à Château Palmer à la fin du printemps 2024. L’album est sorti le 14 novembre 2025 chez ACT Music aux formats CD, vinyle et digital. Une édition spéciale « Edition III » pressée sur vinyle audiophile 180 grammes a été tirée à 500 exemplaires. TRINITY marque la troisième collaboration entre Château Palmer et le mythique label allemand ACT.