Sans les levures, nous n'aurions ni café ni chocolat, notre pain ne lèverait pas, nos fromages seraient sans saveur, et nous ne connaîtrions ni la bière ni le vin. Après huit mille ans de viniculture, nous cherchons encore à percer les secrets de ces créatures. Petit tour au pays de la fermentation, dans le laboratoire de Château Palmer…
La première fois qu'Hervé Klebanowski a regardé à l’intérieur d’une cuve où fermentait du moût de raisin, moussant et parfumé, il a su qu'il avait trouvé sa vocation. Durant ses études de chimie à l'université de Bordeaux, il n'a cessé de contempler le tableau périodique des éléments, dans lequel il voyait non pas un obscur code fait de lettres et de chiffres, mais les éléments constitutifs de la vie. Après l'obtention de son diplôme, tandis que ses camarades de classe, plus pragmatiques, s’orientaient vers l'industrie pétrolière ou pharmaceutique, Hervé a fait un stage dans un laboratoire œnologique à Bordeaux. « Peu après, se souvient-il, j'ai eu mon premier contact avec la fermentation dans une cave. Je n'oublierai jamais cet arôme incroyable, ce mélange de CO2 et de sucres en fermentation, ni ce moment où l’on ouvre la cuve et où on la voit bouillonner, bouger, respirer, où l’on prend conscience qu'elle vit. »
« Je n'oublierai jamais cet arôme incroyable, ni ce moment où l’on ouvre la cuve et où l’on prend conscience qu'elle vit. »
Hervé Klebanowski — R&D Vins Château Palmer
Vingt-cinq ans plus tard, l'étude de l'origine de cette vie est devenue pour Hervé un métier, celui de responsable de la recherche-développement en œnologie à Château Palmer. Il y dirige un laboratoire ultramoderne qui lui permet un suivi rigoureux, du raisin à la mise en bouteille, des millésimes, avec une haute précision. « Regardez une goutte de moût au microscope, explique-t-il, et vous verrez ces formes arrondies, certaines parfaitement circulaires, d'autres plutôt ovales. Ce sont les micro-organismes responsables de la fermentation, la magie des levures. »
Durant des milliers d'années, cette magie a été attribuée à des divinités : Ninkasi chez les Sumériens, Tēzcatzontēcatl chez les Aztèques, Bacchus à Rome. Plus tard, en 1680, Anton van Leeuwenhoek aperçoit pour la première fois sous son microscope ces curieux globules qui flottent dans des gouttes de bière, mais il faudra attendre le XIXe siècle pour que la science y découvre les organismes unicellulaires liés à la fermentation. Le biologiste allemand Theodor Schwann les a appelés Zuckerpilz, « champignon du sucre », et, en 1838, son collègue Franz Meyen leur donne un nom latin : Saccharomyces cerevisiae. Enfin, en 1857, Louis Pasteur prouve définitivement, dans une série d'expériences décisives, que les levures sont le catalyseur vivant de la transformation des sucres en alcool.
Cent soixante ans plus tard, notre fascination pour ces minuscules membres du règne des fungi n'a guère faibli. Aujourd’hui, le génome de Saccharomyces cerevisiae a été entièrement décodé, mais les scientifiques en sont encore à démêler le rôle exact des levures dans la vinification. « Outre la transformation des sucres en alcool lors de la fermentation, dit Hervé, la synthèse de composés organoleptiques et volatils à partir de précurseurs aromatiques est tout aussi fascinante. Et quand les levures meurent de leur belle mort, elles continuent à apporter au vin des composés d’intérêt comme des polysaccharides. »
Pour mieux comprendre ces êtres si petits et néanmoins si importants, les grands domaines viticoles poussent l'analyse microbiologique bien au-delà des boîtes de Pétri et des microscopes à fluorescence. C'est le cas à Château Palmer, où, une semaine avant les vendanges, Hervé, aidé par les vignerons et l’équipe du chai, commence à préparer un pied de cuve, pour amorcer la fermentation à partir des levures indigènes naturellement présentes dans le vignoble. Comparé à l’inoculation d’une unique culture de levures du commerce, le procédé est éminemment plus complexe, mais combien plus gratifiant. Pour commencer, les raisins issus des meilleures parcelles du domaine sont récoltés et placés dans des mini-cuves spéciales. « Quand on foule les raisins et qu'on les fait macérer pour lancer la fermentation, une compétition entre tous les microorganismes présents démarre. Une rude concurrence entre les levures s’amorce alors : si Saccharomyces cerevisiae, peu présente au départ, devient la plus efficace pour la fermentation, d’autres levures du genre Candida, Pichia, Lachancea, Kloeckera Apiculata…, contribuent aussi à la complexité aromatique du vin. Certaines, en revanche, sont problématiques, comme Brettanomyces, qui, en produisant des phénols volatils, provoquent un effet masquant sur le nez et le goût du vin. Réaliser un pied de cuve contenant les levures les plus souhaitables et sans défaut organoleptique demande donc de la précision et de l’attention : le pied de cuve sélectionné sera celui qui lancera la fermentation et la vinification du millésime dans les meilleures conditions. »
Hervé s'appuie sur un arsenal de technologies performantes, depuis l’analyseur PCR – qui analyse en temps réel la qualité et la quantité de souches de levures, comme les Brettanomyces, en amplifiant une molécule d'ADN ciblée – jusqu’au système SPME-GC-MS. Ce dernier, capable d'analyser des échantillons de sol de la planète Mars, est ici utilisé pour traquer la présence éventuelle de molécules indésirables comme les phénols volatils qui masquent les arômes du vin. « En fin de compte, ces outils servent tous un même but : nous aider à mieux comprendre la diversité de la vie microbienne et à tirer le meilleur profit de ce que la nature nous offre. » C'est un défi qui se répète millésime après millésime, une quête sans fin pour créer le meilleur vin possible en collaboration avec les habitants de ce monde quasi invisible à l’œil nu.
C'est ainsi que perdure une relation fondamentale, aussi ancienne que l'agriculture. Le botaniste Nicholas P. Money a même assuré que les levures ont façonné notre civilisation en nous incitant, par les plaisirs de l'alimentation et de la boisson, à abandonner notre mode de vie nomadique et à fonder des villages entourés de champs d'orge et de collines de vignoble. Pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, l'invention du brassage marque le passage de la « nature à la culture ». En ce sens, les levures sont pour l'humanité un lien entre le présent et le passé, entre la vie moderne et notre nature profonde ; elles sont le ferment qui nous éveille au grand cycle de la vie.