Un plat pays entre deux eaux, la fin des terres face à la mer. Ainsi apparaît le Médoc, pour qui le découvre pour la première fois, passé l’émerveillement devant l’étendue et la prospérité de ses grands domaines viticoles, en bordure du fleuve.
Au printemps 1787, au cours d’un séjour dans la région de Bordeaux, Thomas Jefferson, alors Ambassadeur des Etats-Unis en France et futur troisième président des Etats-Unis, fit état des meilleurs vins qu’il avait pu déguster sur les conseils du consul américain. Dans ses « notes de voyage », il ajoutait des observations avisées sur la terre graveleuse des grands vignobles du Médoc…
Mais d’où viennent-ils ces sols de graves, dont on découvraient alors les qualités exceptionnelles, et qui marquaient la revanche de la rocaille sur le marais, de la terre sur la mer ? A l’échelle géologique, ce sont des sols jeunes, constitués à l’ère quaternaire, fruits de l’alternance des périodes chaudes et froides de la planète. A chaque réchauffement, des débâcles glaciaires se produisent depuis le Massif Central et les Pyrénées, emportant des débris rocheux, tandis que la montée des eaux, mer mais aussi fleuves, Dordogne et Garonne, favorisent le dépôt de ces graves sur le substrat calcaire.
Très vieux socle de la Guienne, ce calcaire à astéries, aussi appelé « pierre de Bordeaux » car il a permis la construction de la ville, doit son nom aux innombrables petits « osselets » constitutifs des bras d’étoiles de mer du genre Asterias. Son origine marine est aussi attestée par la présence de fossiles d’huitres et de coraux. « La mer qui recouvrait à l’ère tertiaire toute la région a joué un rôle indirect dans la constitution d’un terroir favorable à la vigne, puisqu’elle a mis en place ce substrat calcaire suffisamment meuble pour que les graves s’y déposent sur une quinzaine de mètres de profondeur », souligne David Pernet, ingénieur et consultant viticole. « Lors du retour des glaces, le niveau de la mer baissait de dizaines de mètres. L’érosion entaillait le dépôt de graves, des canyons se formaient. La mise en relief de ces graves sous forme de croupes est donc bien l’effet des fluctuations du niveau de la mer. »
Ainsi est né le relief médocain, mais la géologie maritime ne s’est pas arrêtée là : « Dans les périodes chaudes, lorsque le niveau de la mer montait à nouveau, et parfois plus haut qu’au niveau actuel, les sommets des croupes devenaient des sortes de dunes entourées de bras de mer saumâtres, avec des phénomènes d’envasement. Les terrasses de graves se sont alors enrichies de particules fines argileuses ».
Bien sûr, la qualité première du terroir reste cette présence des graves apportées par les fleuves. Mais le climat océanique tempéré, et l’inertie thermique due aux masses d’eau environnantes, jouent un grand rôle dans le profil des vins. La faible amplitude des températures permet la préservation de l’acidité. De plus, sur un terroir comme celui de Château Palmer, avec des sols de graves et d’argiles très compacts, les racines ont du mal à gagner les profondeurs, et captent l’eau des remontées capillaires. Du fait de cette distillation, rapidement les vignes ont soif, mais elles ont rarement trop soif. « Cette conjonction exceptionnelle d’un climat océanique tempéré avec un type de sol apte à susciter un stress hydrique tout en le modérant, on ne la retrouve nulle part ailleurs », souligne David Pernet. Voilà pourquoi, hors du Médoc, le cabernet, qui a besoin de cette contrainte hydrique pour exprimer pleinement ses tannins, donnerait dans d’autres parties du monde des vins certes puissants, mais moins équilibrés…
« Les choses semblent s’accélérer de manière inéluctable de notre propre fait, parce que l’homme a cette capacité à créer, mais aussi à détruire… »
Thomas Duroux — Directeur,château Palmer
« En 2004, lors de mon arrivée à Château Palmer, je n’ai pas pris immédiatement conscience que j’étais sur une terre de montagne. Car découvrir le terroir médocain, c’est d’abord s’intéresser aux galets roulés et aux croupes, et cela prend du temps de réaliser que ces graves ont été déposées par le biais d’alternances climatiques », raconte Thomas Duroux, directeur de Château Palmer. Le trouble naît de la prise de conscience que ce terroir n’est pas seulement né de la mer, mais que par la mer il disparaîtra : « J’aime cette idée de l’éphémère, quand l’éphémère s’inscrit dans le temps géologique, et non à l’échelle humaine. Il est sûr que si le terroir de Palmer devait disparaître dans les trente prochaines années, je le vivrais comme un événement dramatique. Mais se dire que cela arrivera dans quelques milliers d’années, je trouve cela magnifique. Cela signifie que le terroir est quelque chose de vivant. Car dans le vivant, il y a toujours naissance et mort. »
Face au réchauffement de la planète, soumise à un effet de serre renforcé par les émissions carbonées, des dérèglements se manifestent déjà, que les hommes et femmes de la vigne ne cessent d’interroger, tout en pointant beaucoup d’incertitudes : « Notre climat est lié au fait que le Gulf Stream venu du golfe du Mexique réchauffe l’Océan Atlantique jusqu’à nos rivages. Dans l’hypothèse où il s’éloignerait des côtes, on pourrait assister à un refroidissement hivernal… », souligne David Pernet, qui préfère s’en tenir à l’hypothèse la plus souvent évoquée : « Si on part du principe qu’on va vers un réchauffement important, on pourrait retrouver des températures de certaines périodes interglaciaires, le niveau de la mer pourrait faire qu’on soit proche d’un recouvrement d’une partie des croupes, et qu’elles n’aient plus la même dynamique de drainage… »
Thomas Duroux aime a rappeler que le réchauffement climatique « n’est pas une catastrophe pour la terre, uniquement pour l’Humanité. » La Terre, elle, devrait encore tourner durant 4 milliards d’années, ce qui fait beaucoup de configurations possibles, de reculs et d’avancées de traits de côte. Et une seule certitude : sachant que la Terre est la planète bleue, couverte d’océans, l’eau ne sera jamais loin, et la vie avec elle.