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Les reines animales

Texte par Pauline Boyer

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Les reines animales

Les vaches de Château Palmer, en toute majesté.

Les reines animales

A l’orée des parcelles de Boston, au cœur des marais de Cantenac, ou à deux pas du port d'Issan, les vaches de Château Palmer mènent une vie de princesses. Dans le luxe de celles qui ont du temps et de l’espace.

Il y a là le colosse Narcisse, observant avec dédain le jeune et fougueux Momo, chien de berger très porté sur les mollets du troupeau. Physalis et Plantain s'en agacent, s'agitent. Sur une autre parcelle, Lena et Ivresse, les doyennes, s'approchent de leur garçon-vacher pour quémander un regard, une caresse. Au pied des arbres sombres, dans la pluie battante d'octobre, la présence immuable des ruminantes rassure, met en joie. Là où elles paissent, le monde ne doit pas être si fou.

Emilie et Teddy veillent sur le cheptel. Elle, avec sa vigilance espiègle. Lui, de son amour tranquille. Ils ont en charge l'arche grandissant du vignoble, enrichi au fil des années de veaux, brebis, cochons, chèvres, poules, oies et chiens. Les soigner, nourrir, faire naître. Les surveiller, déplacer, abriter. Les mettre à pâture dans les vignes. Comme dans toute grande maison, les tâches sont infinies, mais jamais tout à fait les mêmes.

Revenons à nos vaches. C'est fin 2014 que les premières arrivent sur le domaine. Il y avait déjà là quelques brebis, qui avaient été introduites à la faveur d'un printemps très humide et d'une idée lancée entre blague et défi, pour trouver une solution efficace de tonte entre les vignes. La présence animale avait séduit les équipes. Les vaches sont ensuite installées sur le domaine, dans l'idée à la fois évidente et loufoque de produire du fumier et de la bouse maison, pour le compost et les préparations biodynamiques. Et avec la conviction « qu'il n'y a rien de meilleur pour un lieu que ce qui en est issu », c'est naturellement vers une race du cru que les équipes se tournent, avec l'aide du Conservatoire des races d’Aquitaine.

La vache bordelaise sera l'élue. Une évidence pour l’équipe. Il faut se souvenir que ces terres étaient son fief, son berceau. A la fin du 19e siècle, elle était même la race la plus répandue dans la région. « C'était la grande laitière de Bordeaux, elle alimentait la ville, et on en trouvait un peu partout », retrace Flora Dartiailh, chargée de mission au Conservatoire. Sur les bords de Garonne, dans les marais girondins, dans les Landes et jusqu'en Dordogne. « Elles valorisaient bien ces terres hostiles, non cultivables et inondables » . Mais un siècle plus tard, la race est près de s'éteindre. A l'ère de la réindustrialisation, des vaches plus productives ont eu raison de la solide bordelaise. En 1970, elle est même considérée comme disparue. Le Conservatoire se bat pour récupérer une douzaine de têtes auprès d'éleveurs de la région.

« Au-delà du fait que les avoir ici avait du sens, un lien avec l'histoire, elles nous ont plu »
Sabrina Pernet — Directrice technique, Château Palmer

Les équipes de Palmer en accueillent d'abord trois sur leurs terres, en convention avec le Conservatoire. Les débuts ne se déroulent pas sans difficultés. Une des premières vaches accueillies, Réglisse, souffre quelques mois plus tard d'un problème de digestion et doit être euthanasiée. Un traumatisme. Mais les aventures se construisent aussi dans les épreuves, et Palmer veut faire les choses bien. « Nous sommes des viticulteurs, pas des éleveurs », sait trancher Sabrina, qui croit en l'expérience. Rapidement, Emilie Husson est embauchée, comme « ouvrière spécialisée en polyculture et élevage ». La petite-fille de bouchers bordelais, qui a « toujours aspiré à faire ça » devient la bergère du château.

Au fil des années, le troupeau s'agrandit. Les silhouettes trapues finissent par se fondre dans le décor. Pattes, tête et muqueuses noires, elles sont appelées Beyrette avec une bande blanche dorsale, ou Pigaillé quand leur robe est finement mouchetée. Beautés aussi brutes que délicates. Pas très hautes, juste ce qu'il faut pour se dessiner en relief derrière les rangs de vignes. Et leur caractère rustique s'adapte bien à ces équipes qui aiment laisser la nature faire son œuvre. « La vache bordelaise peut vivre toute l'année dehors, détaille Flora Dartiailh. Elle se nourrit d'herbe et de foin, et n'a pas besoin de complément pour survivre ». Sabrina Pernet approuve : « Au-delà du fait que les avoir ici avait du sens, un lien avec l'histoire, elles nous ont plu. Elles sont sympas, dociles, pas difficiles ». La vache bordelaise s'épanouit sur les terres de Château Palmer. Si bien que ce bout de vignes médocaines est devenu un lieu de survie.

Aujourd'hui, la maison compte 25 vaches et 10 veaux, ce qui en fait l'un des gros troupeaux de Bordelaises de la région. Et Château Palmer peut désormais redonner des têtes au Conservatoire pour perpétuer la race. Celle qui était moribonde compte aujourd'hui 525 femelles dans la région. Mais il ne s'agit pas là que d'une mission de sauvetage. « Quand on arrive sur une parcelle où il y a des animaux, il y a une ambiance, une énergie qui touchent tout le monde », souligne Sabrina. « Cela crée du lien avec les locaux, les gens du village », ajoute Emilie. Mais « ce n'est pas du folklore, ajoutent-elles en choeur. Ce qu'on ressent, les végétaux le ressentent, ça a un impact sur l'écosystème. » Plus prosaïquement, la bouse de vache apporte des micro-organismes, de la vie. Les sols sont stimulés. « Et il y a plus d'insectes, de biodiversité, d'oiseaux », renchérit Emilie. Les vaches font désormais partie de l'équipe et de l’équilibre.

L'ambition première n'a pas été oubliée en cours de route : les vaches de Palmer produisent bien du fumier qui, mélangé à des sarments de vigne broyés et des rafles de vendanges, produit un fertilisant maison unique. On répand notamment ce compost « sur les parcelles qu’on va replanter, pose Sabrina, et dans les trous de complantation, là où on remplace les pieds morts ». Il va travailler comme un levain. Il n’y a donc pas de déchet, il n’y a que des éléments d’un grand cycle de la nature. Ainsi va la biodynamie, qui offre aux vaches un rôle aussi technique que sacré. Notamment dans l’élaboration de la fameuse « préparation 500 » : on remplit une corne de vache de bouse, qu’on enterre pendant plusieurs mois dans le vignoble. Le contenu déterré est ensuite mélangé à de l’eau, avant d’être pulvérisé sur les vignes une fois par an, pour accompagner et sublimer le sol et les plantes.

Ainsi va la biodynamie, qui offre aux vaches un rôle aussi technique que sacré

À Palmer, l’autonomie est visée, à la fois en compost et au sein de la future cantine vigneronne, sise au cœur du village. Car le beau bétail a aussi une vocation alimentaire. « En général, les éleveurs valorisent les bœufs à quatre ans, détaille Emilie. Ici on les nourrit pendant 5 à 6 ans, ils font du gras et de la qualité. Ils sont ensuite abattus et mangés ici. » Récemment, Teddy a rejoint Emilie dans la mission d’élevage, après sept ans passés à la vigne.

Bottes aux pieds, sourire aux lèvres, les deux pâtres font le tour des propriétaires des lieux. « Tous les matins, j'embauche ici, sourit Teddy. Je vais voir les animaux, j'apporte du foin. On remplit les citernes au besoin. Au fond, je suis toujours dans les vignes. C'est un métier complet, et c'est l'occasion d'en apprendre toujours plus ». S'il est vrai que la vigne est vivante, les animaux, eux, ont un regard qui vous transperce. « On crée des liens, reconnaît Teddy, des affinités avec certaines bêtes. Ce n'est pas toujours facile, quand la finalité est nourricière. Alors on les bichonne autant que possible ». Par exemple, on choisit de ne pas couper les cornes des vaches, pratique ailleurs répandue « pour ne pas qu’elles se blessent », ou pour faciliter le travail des éleveurs. Ici, dans le grand espace qui leur est réservé, le risque d’accident reste limité. Alors jusqu’au bout, on choisit la voie du respect des animaux dans leur intégrité.

Le bien-être animal fait partie d'un concept plus grand que tout, celui du respect du vivant

La propriété souhaiterait augmenter sa production de compost, mais elle se heurte à la question du sol, et de l'espace. Les animaux s'étalent aujourd'hui sur 28 hectares. Il en faudrait presque le double pour atteindre l'autonomie visée. On évoque aussi plus de volaille, des chevaux, pourquoi pas pour un projet de traction animale. Mais personne ne veut se résoudre à « mettre de la pression » sur ces terres. « La vie, c'est un tout, tout est mêlé », veut croire Emilie. Ici, le bien-être animal fait partie d'un concept plus grand que tout, celui du respect du vivant. Avec un grand V, celui formé par des cornes animales pointées vers le ciel gris de l'automne. Alors les vaches de Palmer auront toujours du temps, et de la place.