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Le clavier bien augmenté

Entretien par Erwan Desplanques. Photographie par Jörg Steinmetz

Arts

Le clavier bien augmenté

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Le clavier bien augmenté

L'improvisation est une sorte de conversation préparée.

Le clavier bien augmenté

Né en 1944 à Leipzig, Joachim Kühn est une légende du jazz en Allemagne, l’un des rares pianistes à avoir joué avec Ornette Coleman. Sa liberté de jeu, délivrée du système modal ou tonal, a inspiré son cadet Michael Wollny, 45 ans, qui lui consacré sa thèse de fin d’études. Depuis, leurs chemins se croisent régulièrement, sur scène où leur duo irradie — comme en coulisses où leur amitié s’étoffe.

En septembre 2023, Joachim Kühn et Michael Wollny inaugurent le premier disque d’une collection au long cours, initiée par Château Palmer et le mythique label berlinois ACT. Un DUO à deux pianos capté live à l’Alte Oper Frankfurt et pressé en vinyle. Entretien croisé.

Château Palmer : Michael Wollny, vous étiez d’abord un fan de Joachim Kühn, avant de devenir son complice et partenaire d’improvisation au piano. Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?

Michael Wollny : Je devais avoir quinze ou seize ans. Un de mes professeurs de musique a passé un disque de Joachim en cours. Je n’avais jamais rien entendu de tel. Le son m’a renversé. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, j’étais à la fois captivé et déboussolé. Puis je suis allé le voir en récital à Munich, en train de parfaire son nouveau concept harmonique, le fameux « système augmenté-diminué », que j’ai essayé de transcrire et de reproduire toute l’année suivante. Je n’arrivais pas à me sortir cette musique de la tête ! J’ai fini par le rencontrer pendant mes études. Je lui ai posé des questions stupides. Je ne suis même pas certain qu’on ait parlé de musique !

Joachim Kühn : Quelqu’un m’a dit qu’un étudiant voulait me poser des questions, discuter avec moi. Après le concert, il est donc venu dans les loges. Ses questions n’avaient effectivement rien à voir avec la musique ! Peu de temps après cet entretien, le célèbre saxo ténor Heinz Sauer m’a parlé de lui. Il m’a dit : « Tu verras, un jour, ce type jouera comme toi… »

Château Palmer : Et puis un jour, votre label commun, ACT, vous suggère de jouer ensemble en duo…

Michael Wollny : C’était à l’occasion d’un festival. J’étais excité et anxieux. Mais je ne pouvais pas refuser. Il était mon héros, mon mentor, mon sujet de thèse. Heureusement l’anxiété et le trac se sont envolés dès que je l’ai revu. Il s’est montré intéressé, ouvert, amical, chaleureux. Et le duo a fonctionné.

Joachim Kühn : Jouer avec Michael est un plaisir. Et une exception. D’ordinaire, je n’aime pas les duos au piano. Parce qu’à l’arrivée, vous entendez trop de notes, trop de piano, ça manque de dépouillement ou bien les claviers finissent par se confondre. Mais Michael a un son à part. Dans nos duos, vous entendez clairement qui joue quoi.

Michael Wollny : Moi, j’aime la qualité de jeu de Joachim, son intensité particulière, son toucher très raffiné qui le rapproche d’un jeu classique et couvre un très large spectre. Il a aussi un sens du rythme à nul autre pareil. Je ne connais pas d’autre pianiste capable d’improviser à cette vitesse !

« L’improvisation est une sorte de conversation préparée »
Joachim Kühn

Château Palmer : Comment préparez-vous vos concerts ? Est-ce évident de trouver le juste équilibre entre écriture et improvisation ?

Michael Wollny : On s’envoie des notes ou des enregistrements quelques semaines avant le concert. Souvent, c’est suffisant. Lorsque vous préparez un discours, vous ne l’écrivez pas en entier mais vous listez les points importants qui vous permettent ensuite de parler librement. L’improvisation fonctionne de la même façon : on définit un cadre puis on essaie d’être le plus libre possible à l’intérieur de ce cadre. Généralement, 80% de ce que nous jouons est improvisé car c’est ce qui reste le plus excitant pour nous. Joachim dit souvent : quand nous jouons à l’unisson, c’est de la composition ; dès que nous jouons chacun une ligne différente, c’est de l’impro. Pour moi, le résultat est réussi lorsqu’on n’entend plus deux pianos mais qu’on donne l’impression de jouer sur un seul clavier de 176 touches.

Joachim Kühn : On se prépare surtout la veille, en étudiant les nouveaux morceaux. C’est très rapide. L’improvisation est une sorte de conversation préparée. C’est à la fois cadré et spontané ; spontané parce que cadré.

Château Palmer : Vous avez enregistré un premier concert ensemble en 2009 à l’hôtel Schloss Elmau, en Bavière. Puis vous avez récidivé en novembre 2022, cette fois à Francfort, à l’initiative d’ACT et de Château Palmer. Votre jeu a-t-il évolué en quinze ans ?

Michael Wollny : Oui, beaucoup. Il y a 15 ans, il m’était encore difficile d’oublier l’admiration que je portais à Joachim. J’avais une connaissance trop intellectuelle et théorique de son jeu. Cette fois, je me suis débarrassé de cette dimension savante, analytique, pour m’abandonner à un sentiment plus naturel. J’ai pu explorer les infinités harmoniques sans chercher à l’imiter. Je sens le respect qu’il a pour moi, cela me permet de jouer de manière plus déliée, plus spontanée, en confiance. Quand j’ai écrit ma thèse sur Joachim, j’étais très concentré sur la dimension technique. Maintenant que je le connais, je suis plus intéressé par sa poésie, celle de l’homme, celle de l’artiste.

Joachim Kühn : Je suis de près le travail de Michael, sa trajectoire, sa carrière. Je l’écoute. Je trouve qu’il fourmille d’idées et compose d’excellents disques. Comme il m’a étudié, j’ai l’impression qu’il me connaît pas cœur, qu’il saura me suivre instinctivement, qu’il va me comprendre dans la seconde. C’est précieux. J’apprécie sa manière de jouer du jazz, très librement. C’est cela, la magie que nous cherchons tous dans la musique. Un courant qui passe — et qui nous dépasse.

« Au piano, je me sens en contact avec l’inexplicable, avec une forme de magie »
Michael Wollny

Château Palmer : Cette harmonie se voit, s’entend, avec une résonance particulière dans certains titres, notamment le morceau final du disque, “My Brother Rolf”.

Michael Wollny : Nous avons ouvert le concert avec “Vienna Pitch”, un morceau que je devais initialement jouer à Vienne avec Émile Parisien et qui se prête à merveille au duo avec Joachim. Puis “Eclat” ou “Fatigue”, un titre sur la fragilité que j’ai composé après deux ans de Covid. Ou encore “Aktiv”, morceau assez sauvage créé par Joachim et qui offre un excellent tremplin pour l’improvisation. Enfin, évidemment, “My Brother Rolf” nous fait partager une émotion singulière : Joachim l’a spontanément composé pour son frère, mort au mois d’août 2022.

Joachim Kühn : Mon frère était mon meilleur ami, un musicien exceptionnel auquel je dois ma vocation. Je l’entendais jouer de la clarinette depuis mon berceau. Il m’a offert une trompette pour mes huit ans, puis m’a emmené voir Chet Baker à Berlin Ouest en 1955 ; c’est ce soir-là que j’ai su que je deviendrai pianiste de jazz. Sa mort brutale est une perte immense. Peu après sa disparition, je regardais la mer depuis ma terrasse, à Ibiza. Je me suis mis au piano pour composer de manière quasi automatique un morceau, un hommage. La mélodie est venue toute seule, je voulais quelque chose qui ne soit pas trop pessimiste, une mélodie qui porte en elle une forme de joie, celle qui habitait Rolf. J’ai envoyé l’enregistrement à Michael, qui a très vite compris comment l’interpréter.

Château Palmer : Michael, vous avez sorti en 2022 un album intitulé Ghosts. Vous êtes intéressé par la transcendance, une dimension plus métaphysique du jazz...

Michael Wollny : Je suis fasciné par les histoires de fantômes depuis l’enfance, la littérature gothique de Henry James ou d’Edgar Poe, la profondeur de leurs textes, leur interrogation sur l’au-delà. L’un de mes morceaux s’appelle “Hauntology” : je suis sensible aux forces qui hantent nos vies. Grâce à la musique, on peut travailler, enquêter sur ces choses qui nous échappent et qui sont pourtant fondamentales. Lorsque je suis au piano, je me sens en contact avec l’inexplicable, avec une forme de magie : quelle force mystérieuse guide nos doigts lorsque nous improvisons ?

Château Palmer : Vous dites aussi chercher par le jazz à repousser les limites, à créer la surprise, à faire surgir l’inconnu…

Michael Wollny : Je m’intéresse à ce qui n’a jamais été joué ni entendu avant. Un instrument, un procédé harmonique. Je recherche tout ce qui peut stimuler mon imagination, m’ouvrir de nouveaux territoires. Un duo peut aussi être une sorte de danse, de ballet un peu fou.

Joachim Kühn : Moi, je vais bientôt fêter mes 80 ans et je peux vous dire que le jazz continue de me rendre heureux et de me maintenir en vie. Je m’intéresse de plus en plus aux musiques du monde, africaines, orientales. J’ai l’impression que la musique offre toujours plus de possibilités, que c’est infini. Je sais que j’expérimenterai jusqu’à ma mort. Vous savez, Bach et Beethoven se sont autorisés beaucoup de choses à la fin de leur vie. Il y a quelque chose qui s’ouvre, un horizon que je ressens moi aussi. Je n’ai jamais joué aussi librement qu’aujourd’hui.

« J’ai l’impression que la musique offre toujours plus de possibilités, que c’est infini »
Joachim Kühn

Château Palmer : Vous êtes aussi tous les deux très attachés à la scène jazz française…

Michael Wollny : Deux de mes meilleurs amis dans la musique sont français : le saxophoniste Émile Parisien et l’accordéoniste Vincent Peirani. J’ai beaucoup joué avec eux, en duo, en trio, en quartet. Je suis leur plus grand fan.

Joachim Kühn : Quand j’avais huit ans, mon héros vivait en France et s’appelait Martial Solal.J’ai quitté l’Allemagne de l’Est pour m’installer à Paris en 1968. Ma première nuit fut inoubliable, comme dans un rêve. Je suis allé écouter du free jazz et j’ai compris que j’étais à ma place. C’est à Paris que j’ai signé mon premier contrat dans une maison de disque. J’y ai rencontré Aldo Romano, puis Michel Portal avec qui j’ai joué en 1975 — nous sommes toujours amis aujourd’hui —, j’ai travaillé avec Gato Barbieri sur la bande-originale du Dernier tango à Paris, de Bertolucci. C’est aussi en France que j’ai monté le trio le plus important de ma vie, avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clarke.
Même si je vis aujourd’hui à Ibiza, Paris demeure la ville que je préfère au monde. Bordeaux arrive juste après, en numéro deux !

Château Palmer : Justement, vous sortez un disque sur le label ACT qui inaugure un partenariat avec Château Palmer. Pensez-vous qu’il y ait un parallèle entre la fabrication d’un disque et la maturation d’un vin ?

Michael Wollny : Il y a des points communs, oui. Les vignerons aussi composent, doivent avoir un sens de l’intuition, savoir embrasser l’imprévu. Chacun doit trouver l’équilibre entre le contrôle et l’acceptation de l’inconnu. Moi, sur scène, je ne contrôle pas tout, mes sensations, le public, l’acoustique, mais j’essaie de faire au mieux avec les conditions, l’atmosphère, les contraintes… Il faut rester ouvert, apprendre à composer avec la nature ou sa nature.

Joachim Kühn : Les musiciens de jazz ont toujours bu du whisky ou du vin. C’est l’un des plus grands plaisirs de la vie. Mais après soixante ans de carrière, je peux vous le dire : seuls les très grands vins rendent créatif !

L’album DUO de Michael Wollny & Joachim Kühn sortira le 29 septembre 2023 chez ACT Music. Une édition exclusive « Édition Palmer » pressée sur vinyle audiophile 180 grammes sera tirée à 500 exemplaires. Plus d’informations sur le site de ACT Music.