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Le mystère de l’étiquette bleue

Texte par Vincent Remy

Hors-champ

Le mystère de l’étiquette bleue

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Le mystère de l’étiquette bleue

Aux origines des noces troubles du bleu et du noir.

Le mystère de l’étiquette bleue

Un bleu surgi au Second Empire avec l’arrivée des frères Pereire en terre médocaine : telle est l’histoire de l’étiquette de Château Palmer, cette étiquette si singulière, reconnaissable entre toutes, que certains pensent noire, mais dont « l’outre-bleu » se fond dans l’opacité vertigineuse de la bouteille.

« La profondeur est une qualité ressentie, un sentiment d’épaisseur.
La densité, c'est la puissance, la réflexion de la lumière. »

Bleue, vraiment ? A scruter l'étiquette mythique de Château Palmer, on songe aux origines de cette couleur, le bleu, surgi de l'obscurité du Moyen-Age comme l'a révélé l'historien Michel Pastoureau, et aux noces troubles du bleu et du noir, qui longtemps se sont confondus. « Ce que j'aime dans le "bleu Palmer", dit d'emblée Thomas Duroux, c'est qu'il faut du temps pour comprendre qu'il s'agit d'un bleu. Il ne se donne pas facilement, il faut aller le chercher. Exactement comme Palmer, un vin pas tape-à-l'œil, qui ne se donne pas comme ça, pour lequel il faut prendre du temps. » Lorsque Thomas et son équipe décident en 2006 de retravailler l'étiquette historique du Château, c'est avec l'idée de retrouver le « bleu originel ».

Mais quel bleu ? Et quelles origines ? Les grands vins du Médoc, on le sait, ont longtemps été confiés en barrique à des maisons de négoce, souvent anglaises, et remontaient dans les soutes de bateaux le golfe de Gascogne pour être mis en bouteille à Londres ou Glasgow. Au début du XIXe siècle, quand les négociants des grands châteaux commencent à embouteiller eux-mêmes, ils identifient leurs flacons par des fils de couleur ou une touche de peinture. C'est un artiste lithographe, Cyprien Gaulon, installé à Bordeaux en 1818, dans ce qui deviendra l'imprimerie Wetterwald, qui leur proposera des « vignettes » personnalisées et décorées.

Sommelier de l'Assemblée Nationale depuis 1993, Philippe Parès est probablement le plus grand collectionneur d'étiquettes au monde : « Dès l'âge de 15 ans, j'ai commencé à écrire aux vignerons, à me rendre dans les domaines pour récupérer des étiquettes, à les classer, par région, par appellation, par climat. A l'époque, personne ne collectionnait. J'ai eu accès à des endroits vierges, fabuleux. » Démarche d'autant plus précieuse que beaucoup d’imprimeurs n'ont rien gardé : « Quant aux châteaux, ils ont pris tardivement conscience de la valeur patrimoniale de leurs domaines. Ils n'ont pas ou peu d'archives. »

Dans son appartement de Courbevoie, en proche banlieue parisienne, les classeurs d'étiquette voisinent avec les maillots de rugby, sa deuxième passion... « Ce qui me fait vraiment rêver, ce sont les domaines d'exception. » Voici « Château Palmer, 1874, Cadden Klipsch », une étiquette blanche, celle du négociant, aucune ressemblance avec l'étiquette actuelle : « Voyez la beauté de ce papier, c'est sûrement l'imprimeur Gaulon qui l'a faite. Et regardez celle-ci, 1884, plus simple, sobre, belle. A l'époque la législation était très légère, on pouvait faire ce qu'on voulait. » Palmer 1916, encore une étiquette blanche, créée pour Georges Audy, un négociant de Saint-Emilion, « fournisseur de sa majesté le roi des Belges ». Et puis une étrange étiquette verte, siglée « WF », Wetterwald Frères, sans millésime : « Elle doit provenir d'un catalogue que l'imprimeur Wetterwald proposait à ses clients. Une étiquette standard, la seule chose qui changeait était la photo du château... »

Mais la fameuse étiquette bleu nuit, alors, celle que nous connaissons ? Le sommelier nous en montre une impressionnante série, dont la plus ancienne date de 1928. Mais il est impuissant à déterminer la « toute première bleue ».

Les Archives Départementales de la Gironde, dans le quartier des Chartrons, en sauraient-elles davantage ? Le chef du bureau des recherches, Cyril Olivier, finit par dénicher les six premières étiquettes Palmer à avoir été déposées au tribunal de commerce de Bordeaux. Six étiquettes de négociant, toutes blanches... Moment d'émotion : la toute première a été déposée le 25 septembre 1872 à 10 heures du matin par un certain William Piper, négociant, demeurant à Bordeaux, 52 cours du Jardin Public. Le coeur de l'étiquette est un improbable blason rose, surmonté d'un « Château Palmer, Margaux Médoc », et surmontant un « selected by and bottled expressly for William de Roux, Panama ». Lequel « William de Roux » rivalise en taille avec la mention « Château Palmer ». A la même époque, les négociants Ehrmann Frères inscrivaient même leur nom en plus gros caractères que Château Margaux !

Dans cet univers de blasons imaginaires et de négociants tout puissants, une heureuse surprise : le 18 avril 1879, les négociants Schoeder-Schyller déposent une ravissante étiquette, « Château Palmer, grand vin, Margaux », pour le millésime 1875, sans y adjoindre leur nom, et avec le tout premier dessin à l'encre du jeune château, que les frères Pereire, propriétaires après le général Palmer, ont fait construire vingt ans plus tôt...

Du blanc, toujours du blanc, même aux archives. Il faut s'y résoudre : les étiquettes blanches ont précédé la bleue, et nous ne connaîtrons jamais la date exacte de la création de cette première étiquette « bleu Palmer ». Mais un repère, tout de même : elle a plus d'un siècle, car Thomas Duroux, directeur de Château Palmer, conserve une étiquette du millésime 1908 : un bleu nuit tirant sur le violet, proche de la couleur du raisin. Est-ce la toute première bleue ? Et dessinée par qui ? « Il est vraiment difficile de reconstituer l'histoire des étiquettes, constate Sophie Javel, historienne de l'art, qui œuvre sur les étiquettes avec sa sœur Stéphanie, au sein du studio bordelais Exceptio. Les châteaux, au départ, étaient presque des fermes, les décisions s'y prenaient de façon très personnelle, sans volonté de garder une trace, puisque sans souci de sens. L'étiquette était un simple élément d'information, mis en place par les négociants. »

Contentons-nous de savoir que sous le « règne » des frères Pereire, une étiquette bleue est née, coexistant avec les blanches, mais témoignant de la montée en puissance de la mise en bouteille au château. Mais d'où vient cette décision du bleu ? Mystère. Dans l'imaginaire collectif, le bleu est devenu depuis le Moyen-Âge une couleur positive, rassurante, élégante. La couleur préférée des Français. Le propriétaire de l'époque, ou l'artiste qui a fait ce choix, avait ça en tête, même de façon inconsciente. Ce bleu Palmer, unique dans le Médoc, a perduré à travers les décennies, avec de légères variations, sans jamais tomber dans le noir.

« Ce château posé à l'entrée de Margaux, vous le connaissez, il est joli, il semble sorti d'un conte de fées. Pourquoi les créateurs de l'étiquette l'ont-ils entouré de tout ce feuillage en forme d'arche, quelle histoire a-t-on voulu raconter ? »

Tous les amateurs de grand vin le savent, il y a une « typicité » de l'étiquette bordelaise, une construction faite de rigueur, d'austérité, de force. Mais rares sont celles qui sont immédiatement repérables : « Palmer fait partie des quelques étiquettes à très forte identité comme Ducru-Beaucaillou, Cos d'Estournel ou Beychevelle », constate l’imprimeur Frédéric Berjon, qui œuvre depuis trois décennies sur les plus grands châteaux du Bordelais. Or, la bouteille avec son étiquette est la seule chose qui s'imprime dans la mémoire - le bois reste à la cave, le bouchon est oublié. « L'étiquette Palmer fait partie des "intouchables", elle inspire beaucoup de sécurité, elle rassure... » Et l'élément central de cette « sécurité », est bien sûr le contraste entre le bleu et l'or : « On est dans un endroit sombre, et de cet endroit sombre jaillit la lumière : tous les éléments en or de l'étiquette », remarque Stéphanie Javel. « Ce bleu nuit, on l'a traité pour donner le sentiment, non d'une étiquette ajoutée, mais d'une fenêtre dans la bouteille. On s'évade dans le vin… »

L'étiquette a été entièrement redessinée à la main en 2006 : « On a travaillé un an sur ce projet, se souvient Stéphanie. Avec une étiquette connue de très longue date, il ne faut absolument pas révolutionner. Il faut juste la magnifier, retravailler chacun de ses éléments sans la dénaturer, lui apporter ce qui lui manque : de la précision, de la délicatesse, de la force à certains moments. C'est un équilibre à trouver. »